Marx a écrit, dans le N° 3 de la Neue Rheinische Zeitung du 4 juillet 18501 que la dictature du prolétariat devait agir comme point de transition « vers l’abolition de toutes les relations qui correspondent à ces rapports de production » et « vers le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales ». Aussi, pour comprendre ces déclarations, nous devons citer ce passage de l’Idéologie Allemande :
« Etant donné qu’à chaque stade, ces conditions correspondent au développement simultané des forces productives, leur histoire est du même coup l’histoire des forces productives qui se développent et sont reprises par chaque génération nouvelle et elle est de ce fait l’histoire du développement des forces des individus eux-mêmes. »
D’abord, les conditions ici employées par Marx correspondent aux conditions des individus. Ces conditions évoluent en même temps que se transforment les forces productives. En effet, les forces productives évoluent en même temps qu’évoluent les moyens de production. Chaque bourgeois qui possède un moyen de production détermine, par le calcul des gains financiers, non seulement le nombre de ses ouvriers qu’il emploie et donc qui vont survivre, mais aussi les conditions dans lesquelles vont vivre ces ouvriers (par la détermination du salaire et des conditions de travail). Ainsi les moyens de production font varier la masse et les conditions de vie des forces productives. Ces conditions de vie sont alors les conditions des individus eux-mêmes car c’est par le travail que les prolétaires survivent. Mais moins il y a de travail, plus il y a de prolétaires dans la misère, c'est-à-dire plus il y a du sous-prolétariat. La misère produit alors de l’insécurité car ce sous prolétariat ne peut pas se laisser mourir, il vole (entre autre) alors pour survivre. De plus, la misère est accompagnée de son lot de déchéance, à savoir l’alcoolisme et la violence. Ces conditions de vie influencent alors nécessairement la vie de l’ensemble de la communauté. De même, du coté de la bourgeoisie, les conditions d’exploitation des ouvriers déterminent le gain final des bourgeois. Ainsi les moyens de production influencent l’ensemble des forces productives et ces forces déterminent les conditions de vie de la société. De cette manière nous pouvons affirmer que l’histoire des forces productives est l’histoire des individus eux-mêmes.
Ensuite, les conditions des individus se transmettent de génération en génération car, surtout à l’époque de Marx, avec le travail des enfants, les fils d’ouvriers finissement toujours ouvriers et les fils de bourgeois héritent des ressources paternelles. Ainsi le développement des forces productives détermine les générations suivantes car rien n’est mis en œuvre pour que les individus puissent changer de classe. Le développement des forces productives détermine donc l’Histoire avec un grand H car les conditions des individus se définissent en fonction des moyens de production et elles se transmettent de générations en générations. (C’est aussi ce qui permet à Marx d’affirmer que l’Histoire est l’histoire de la lutte des classes).
Enfin, selon ce principe, la dictature du prolétariat est « l’abolition des relations qui correspondent à ces rapports de production ». Ces rapports de production définissent la relation, par la médiation du travail, entre les bourgeois et les prolétaires, entre les moyens de production et les forces productives. Ces rapports sont abolis par l’interdiction de la privatisation des moyens de production et donc par la disparition de la bourgeoisie. Les relations qui en découlent sont donc obsolètes. La dictature du prolétariat doit permettre l’abolition des conditions qui faisaient l’Histoire. Maintenant c’est l’ensemble des individus eux-mêmes qui ont la possession des moyens de production et donc de leur Histoire. De plus la dictature du prolétariat vise une transition vers « le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales » et ceci en visant la suppression de ce type de relation. Elle se dirige donc vers l’abolition du système capitaliste et de tout système de domination en règle générale. Les conditions de vie des individus changent alors nécessairement et naît alors de nouvelles conditions avec de nouvelles idées. Les anciennes idées sont devenues obsolètes de la même manière que le sont les idées monarchiques pour notre république actuelle. Les conditions de la vie conditionnent les individus et leurs idées car le fondement et la possibilité de ces idées en sont éliminés par ces conditions de vie.
« Il s’agit en effet d’abolir la personnalité, l’indépendance et la liberté bourgeoise. Par liberté, on entend, dans le cadre actuel rapports de la production bourgeoise, la liberté du commerce, la liberté d’acheter et de vendre. »
Manifeste du Parti Communiste, Paris GF Flammarion, 1998 p.94
Dans un premier temps, pour transformer la perception de la vie des hommes, il s’agit de supprimer la perception typiquement bourgeoise, c'est-à-dire la personnalité et l’indépendance bourgeoise. La personnalité est la fonction par laquelle une société, une classe sociale ou un individu se saisit comme sujet unique. Cette personnalité se manifeste alors par un certain style de vie. La personnalité bourgeoise est directement issue de sa position sociale. C'est-à-dire qu’elle se manifeste par les avantages que procurent la possession des moyens de production et par la supériorité sur la classe du prolétariat. La personnalité bourgeoise désigne donc toute attitude qui vise de prés ou de loin à affirmer la nécessité de la domination d’un ou plusieurs hommes sur les autres, mais aussi par l’affirmation de la nécessité de la propriété privée. La personnalité bourgeoise se manifeste donc dans un style de vie bourgeois qui passe par la médiation du pouvoir que lui confère son statut de chef d’entreprise. Ceci que ce soit aussi bien d’un point de vue financier que par la domination physique sur les ouvriers. La suppression de cette personnalité passe autrement dit par la suppression de la propriété privée et par la suppression de toutes formes de domination salariale. Cependant, le communisme ne vise pas à abolir les formes de domination naturelle comme celle issue du physique ou de l’intellect. L’indépendance de la bourgeoisie est aussi conférée par le pouvoir de l’argent acquis par l’exploitation des moyens de production. Le bourgeois, en règle générale, semble autonome, c'est-à-dire qu’il est régie selon ses propres lois, car non seulement c’est sa classe sociale qui fixe les règles de la société, mais aussi car l’argent qu’il gagne lui permet d’être indépendant (à la différence des prolétaires qui sont dépendants de leur travail). Cependant l’indépendance bourgeoise est illusoire car le bourgeois est dépendant de son moyen de production et surtout des forces productives qui le font fonctionner. Comme nous l’avons vu, le bourgeois est moins dépendant des prolétaires que les travailleurs le sont des bourgeois, mais il n’est pas pour autant indépendant. Cette situation crée alors une illusion d’indépendance. La véritable indépendance dans une société n’est pas dans la domination des uns sur les autres et elle donne une fausse idée de l’indépendance, mais au contraire elle résulte dans la coopération et l’interdépendance des membres de la société. Ce n’est seulement s’il n’y a pas de conflit d’intérêt et de domination entre deux classes que tous les membres de la société peuvent fixer les lois qu’ils veulent suivre et ainsi être autonomes. L’indépendance bourgeoise se supprime seulement par l’élimination de la relation de supériorité de la bourgeoisie sur le prolétariat qui passe par la médiation des moyens de production.
Dans un second temps, une transformation psychologique passe par la suppression de la liberté bourgeoise, c'est-à-dire la liberté du commerce, de vendre et d’acheter. Cette liberté est directement attachée au droit de propriété privée. Car nous pouvons acheter et vendre seulement les biens que nous possédons. De plus ce système commercial est basé sur la possibilité de cumuler des biens sous forme de capital. C’est ce type de système qui doit être remis en cause dans la dictature du prolétariat. La différence entre les classes passe directement par le nombre quantitatif de capital possédé ainsi que par sa nature. Seule la bourgeoisie peut profiter de la liberté de commerce, c’est elle qui possède un capital et surtout, par l’intermédiaire des moyens de production, ce n’est que la bourgeoisie qui produit et vend. Ceci est particulièrement vrai au temps de Marx. De nos jours, par le biais de sites internet, par exemple, n’importe qui peut faire du commerce. Ainsi il faut bien comprendre que ce qui paraît totalitaire pour notre époque ne concerne, pour l’époque de Marx, qui la classe bourgeois. L’objectif communiste étant de mettre en commun les moyens de production, la liberté privée du commerce est dénuée de sens. Il n’y a jamais qu’une seule personne qui possède un bien et donc il ne peut pas vendre ou acheter un bien qui ne lui appartient pas. Cette phrase de Marx ne signifie pas qu’il n’y aura plus de marchants et de commerçants, mais qu’il n’y aura pas de marchants et commerçants privés, les profits de ces entreprises iront au bénéfice de la communauté. Le principe de possession est remis en cause par le communisme. Or ce principe de liberté de commerce est basé sur la possession privée des biens, donc le communisme abolie cette liberté. La possession et la vente ou achat de biens est réservé à une classe privilégiée : la bourgeoisie. La dictature du prolétariat vise à éliminer la différence des classes et donc elle doit abolir cette liberté exclusive. Marx lance cette idée dans Le Manifeste du Parti Communiste sans pour autant évoquer d’une part les conséquences de cette action et d’autre part le système qui le remplacera. Ainsi nous pouvons aussi bien imaginer un monopole du commerce par l’Etat où chaque homme deviendra salarié. Mais comme nous allons le voir prochainement, l’Etat est amené à disparaître avec la fin de la dictature du prolétariat. Aussi nous pouvons imager un système de troc comme certains communistes l’ont imaginé. Mais cette partie du communisme est totalement à inventer car Marx ne l’a jamais développée. Les pays qui se sont réclamés du communisme se sont tous transformé en capitalisme d’Etat, c'est-à-dire en un monopole exclusif de l’Etat où les bénéfices engendrés passaient par l’Etat pour être, en théorie, redistribué à la population. En ce sens, ils n’ont jamais dépassé la dictature du prolétariat. Nous allons voir ce point prochainement, mais avant cela nous allons voir les mesures concrètes que Marx veut mettre en place pour transformer psychologiquement la société.
« 7. Multiplication des usines nationales, des instruments de production, défrichement et amélioration des terres selon un plan commun.
8. Obligation de travail égale pour tous, constitution d’armées industrielles, en particulier pour l’agriculture.
9. Union entre le travail agricole et le travail industriel, mesure visant à faire disparaître peu à peu l’opposition de la ville et de la campagne. »
Manifeste du Parti Communiste, Paris GF Flammarion, 1998 p.100-101
Cette septième mesure vise l’augmentation de la masse des forces productives, en d’autres termes, l’augmentation du prolétariat. Ainsi, les communistes nationalisent les usines afin que les prolétaires en prennent le contrôle et que la bourgeoisie n’exerce plus de pouvoir de domination sur les prolétaires. Les bourgeois tombent ainsi dans le prolétariat. De plus, comme je l’ai déjà dit, le profit n’étant plus l’objectif, le nombre d’ouvriers grandi aussi. La multiplication des instruments de production entraîne alors nécessairement une augmentation du nombre de prolétaires (afin de faire fonctionner ces nouveaux instruments de production). Ces derniers viennent alors soit du sous prolétariat, soit de la paysannerie. L’objectif est alors de réduire l’écart entre la campagne et la ville. Ainsi, seule la pensée issue du prolétariat peut survivre car tous les hommes partagent les mêmes conditions de vie. Ainsi, dans ce même objectif, le défrichement et l’amélioration des terres visent aussi à réduire l’écart entre la campagne et la ville. Marx veut ainsi faire tomber les paysans dans le prolétariat. En effet le défrichement est le fait de rendre apte à la culture une terre. Mais pour défricher les terres, selon un plan commun, il faut que toutes les terres soient mises en commun. Autrement dit, que les paysans ne soient plus propriétaires de leurs terres. Ils seront alors salariés sur les terres de la communauté. Ils seront donc des prolétaires. Rejoindre la masse des forces productives devient alors la seule possibilité sociale.
La huitième réforme vise toujours la mise en commun d’une vision de l’existence, c'est-à-dire le partage d’une même idéologie. Pour ce faire, Marx cherche l’uniformité des conditions de vie. Ainsi le travail égal et obligatoire pour tous vise la rentrée dans le prolétariat de la bourgeoisie et des sous prolétaires. Les premiers ne faisaient que fructifier leurs moyens de production pour vivre. Sans ces moyens ils doivent nécessairement travailler pour vivre. Les seconds, qui ne trouvaient pas de travail, en ont désormais car l’Etat se doit d’être en mesure de leur en fournir, quitte à diminuer le temps de travail général. Ceux qui ne veulent pas travailler n’ont plus d’excuses pour ne pas participer à la vie de la communauté. Ainsi, il est possible de construire des « armées industrielles ». Ces armées désignent la masse salariat du pays. La constitution d’armées industrielles pour l’agriculture n’est rien d’autre que la transformation de la paysannerie en prolétariat. L’objectif est aussi de faire face à la famine en cas de guerre avec les pays voisins ou de révolte de la paysannerie. Il y aura ainsi des hommes pour faire fonctionner l’agriculture. La neuvième mesure apparaît alors comme la synthèse des deux précédentes mesures. De nos jours ces objectifs sont dépassés. Les agriculteurs représentent moins de 5% de la population active. Les armées industrielles ne sont plus nécessaires car le sous prolétariat ou en termes plus contemporains les chômeurs et demandeurs d’emploi regroupent plus de 10% de la population active. Ces mesures sont donc particulières à l’époque de Marx.
Ces trois points sont rangés dans les bouleversements psychologiques car nous pouvons voir que Marx, en bon matérialiste, provoque ces bouleversements directement par une transformation physique et sociale de la société. Il n’y a pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser une manipulation psychologique à grande échelle par le biais de propagande intensive. Au contraire, c’est la transformation sociale qui doit transpirer sur le psychologisme du peuple et donc transformer les mentalités de façon naturelle et progressive. Les conditions de vie, dont sont issues les perceptions différentes de la vie des hommes, se transforment alors et le psychologisme des hommes change également. De plus ces conditions se transmettent de génération en génération. La mentalité bourgeoise et paysanne disparait au fur et à mesure que les anciens bourgeois et paysans disparaissent. Une nouvelle perception de la vie apparaît avec la nouvelle société et au fur et à mesure que les anciennes générations sont éliminé ainsi que les vestiges de l’ancienne société. Il s’agit donc de faire disparaître, comme l’indique Marx, « peu à peu » les différences sociales. Ces mesures ne visent pas une transformation sociale car le travail en soit de la paysannerie reste sensiblement le même. L’objectif est de les rapprocher des prolétaires afin de créer une seule et même communauté, une sorte d’unité nationale afin d’empêcher une confrontation ville-campagne. Ainsi le bouleversement vise plus les mentalités et les idées de la paysannerie que le travail en et pour soi.
1 Fin de la ligue des communiste, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1994 p.567