Avant toute chose, nous devons rappeler que le concept de dictature n’est pas le même de notre temps et celui de Marx. La signification a considérablement évolué. Ainsi la dictature de nos jours désigne un régime politique permanent où tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un seul homme ou d’un seul parti. Or pour les Romains, la dictature désigne une période politique d’exception où l’on désigne, parmi les anciens consuls, un dictateur. Dans la république Romaine, le sénat approuve la nécessité de la dictature et les consuls désignent alors un homme qui aura les pleins pouvoirs pendant une période maximale de six mois. Le dictateur doit cependant désigner un « maître des cavaleries » qui aura le rôle de chef d’état major, c'est-à-dire de second. Ainsi dans notre France contemporaine, la dictature correspond à l’Etat d’urgence, c'est-à-dire au moment où le président concentre entre ses mains tous les pouvoirs. Ainsi il y a ainsi une différence fondamentale entre la tyrannie et la dictature. Il en va de même pour Marx. Cette différence à été éliminée après les différences expériences catastrophiques des Etats communistes et fascistes. Pour Marx, la dictature du prolétariat désigne alors un état d’exception entre la révolution et le communisme.
Extrait de la Société universelle des communistes révolutionnaires de mi Avril 1850 :
« Art. 1 : Le but de l’association est la déchéance de toutes les classes privilégiées, de soumettre ces classes à la dictature des prolétaires en maintenant la révolution en permanence, jusqu’à la réalisation du communisme. »
Fin de la Ligue des communistes, Paris, Gallimard La Pléiade, 1994p.559
L’association ici citée par Marx n’est rien d’autre que le parti communiste lui-même ou plus précisément ici la « société universelle des communistes révolutionnaires ». Cette association regroupe alors à cette époque, tous les communistes d’Europe qui connaissent cet organe politique (dans la mesure où ce dernier est clandestin). Le but de l’association est alors de soumettre ces classes à la dictature des prolétaires et ceci dans l’objectif de créer leur déchéance. Comme nous pouvons le lire, il s’agit bien de soumettre les classes privilégiées, c'est-à-dire de les ramener à l’obéissance des exigences des prolétaires. Les classes privilégiées ne sont ici rien d’autre que les petits et grands bourgeois qui possèdent les moyens de production et le pouvoir politique. Les bourgeois veulent alors naturellement protéger leurs privilèges, c'est-à-dire la privation des moyens de production, et même si possible améliorer d’avantage leurs conditions. Il faut donc nécessairement passer par une période de soumission des classes privilégiées, c'est-à-dire par la dictature du prolétariat. Cette période de la dictature du prolétariat est conçue comme une révolution permanente. En Effet, les historiens ont toujours minimisé les mouvements révolutionnaires en datant leur réalisation à quelques jours, les transformant ensuite éventuellement en guerre civile. Mais la révolution ne se fait jamais sur une si courte durée. La révolution est, par définition, la chute d’un système politique pour un autre système politique. Mais, comme nous l’avons vu dans notre analyse du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, ce n’est pas parce qu’une classes sociales a pris le pouvoir que ce pouvoir est acquis. Les anciennes forces politiques en jeu dans la révolution sont toujours prêtes à prendre le pouvoir. C’est pour cela qu’il faut nécessairement passer par une phase de soumission. L’acte révolutionnaire n’est que le moment historique où la classe dominante est écrasée par un acte violent. La révolution permanente n’est alors rien d’autre que l’extension de cet événement historique, c'est-à-dire l’écrasement permanent des autres forces politiques. C’est alors seulement par cette méthode que nous arrivons à la déchéance des classes privilégiées, c'est-à-dire à faire tomber la bourgeoisie dans la classe du prolétariat.
Le communisme ne peut pas faire l’économie de la dictature du prolétariat. Cette dernière est nécessaire et agie comme élément médiateur ente le capitalisme et le communisme. Ainsi Marx déclara dans une lettre à Joseph Weydemeyer de 1850 : « Ce que j’ai fait de nouveau, ce fut de démontrer […] 2. Que la lutte de classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3. Que cette dictature elle-même ne constitue que la transition à l’abolition de toutes les classes et à une société sans classe. »1 Nous allons avoir de cesses de vérifier la véracité de ce fait. Mais la nécessité de cette période repose essentiellement sur la multitude des forces politiques en jeu après une révolution et donc sur les risques d’une contre révolution. Il s’installe alors chez Marx une forme de dialectique de la révolution-contre révolution qui explique la nécessité d’une dictature. En effet, il existe une inséparabilité dans la contradiction révolution (qui agit comme thèse) et contre révolution (qui est l’antithèse) où la synthèse résulte dans un acte despotique. Les forces politiques qui sont en place dans l’après révolution agissent principalement en rendant impossibles toutes actions des autres forces politiques. Chacune des forces politiques n’a, d’une part, de cesse de bloquer les actions qui permettent de consolider le pouvoir des autres forces en compétition et d’autre part elle appuis toutes les actions qu’ils lui permettraient de consolider ou d’améliorer son pouvoir. Cette dialectique de la révolution-contre révolution, exprimée dans la pratique dans le 18éme Brumaire de Louis Bonaparte, rend impossible une évolution pacifique car elle bloque le système politique dans une constante progression-régression. Un rapport de force entre les différentes forces politiques est alors nécessaire. La seule alternative pour le prolétariat résulte donc dans la révolution permanente, c'est-à-dire dans l’écrasement des forces politiques contestataires. Ainsi le prolétariat doit se réaliser dans l’après révolution immédiate, à travers le mode de système dictatorial.
Dans cette conception de la dictature du prolétariat, la fin de la dictature du prolétariat est donc marquée par la réalisation du communisme. Le communisme est alors conçu comme le moment historique où la propriété privée des moyens de production est abolie et donc où la bourgeoisie a disparu. Cependant nous ne devons pas comprendre la fin de la bourgeoisie comme étant le meurtre de tous les bourgeois. En effet le moment historique où la bourgeoisie a disparu est le moment où il n’y a plus de moyens de production privés. Les anciens bourgeois ne sont pas nécessairement morts mais ils sont nécessairement tombés dans le prolétariat. L’objectif, dans la dictature du prolétariat, est donc de supprimer l’aliénation du prolétariat en supprimant ce qui est la cause même de cette aliénation, c'est-à-dire la propriété privé des moyens de production. La dictature doit supprimer l’ancien mode de production pour que chacun des moyens de production profite à chaque membre de la société. Autrement dit pour rétablir un lien entre les travailleurs et l’objet de leur travail. Par exemple, l’ouvrier d’une usine d’automobile ne fabrique plus de voitures pour recevoir un salaire mais pour contribuer directement au progrès technique de sa communauté. Le travail retrouve sa véritable nature car chaque travailleur est au service de la survie et du progrès technique de sa propre communauté et donc de lui-même. Il sert son propre intérêt. De plus l’objectif de son travail n’est plus la maximisation du profit mais au contraire le progrès technique de la communauté. Ce progrès passe alors nécessairement par un progrès des conditions de travail et donc par la destruction de la division du travail. La division du travail ne vise que la maximisation du rendement et du profit final, elle ne prend pas en compte l’aliénation des individus par la dépersonnalisation de l’objet issu du travail. Ce mode de production est alors aboli tant que le rendement n’est plus une nécessité vitale pour la nation. Cependant nous devons noter qu’aucun pays se réclamant du communisme n’a aboli ce deuxième point. Ensuite, par la médiation du travail, chaque membre, qui agit dans un milieu professionnel non aliéné, se fait progresser et fait progresser sa nation. Ainsi il ne faut pas s’étonner des fortes croissances des pays communistes car chaque ouvrier obtient plus de reconnaissance en travaillant pour soi et pour la grandeur de sa communauté, que pour survivre et augmenter le profit d’un particulier. En effet, d’un coté les effets immédiats de la quantité et la qualité du travail de l’ouvrier ont une incidence directe sur sa propre vie alors que de l’autre coté ils ont une incidence sur les profits des bourgeois. Nous devons noter que bien que Marx ait refusé toute dimension nationaliste, le communisme fait toujours appel à un esprit communautaire. En supprimant l’aliénation du travail, c'est-à-dire en supprimant la privation des moyens de production, chaque homme travaille pour faire progresser sa propre communauté. C’est donc parce que chaque homme devient libre dans son travail, pour se faire progresser techniquement, que tous, l’ensemble de la nation, progresse. C’est parce que l’homme a un esprit communautaire que la communauté fonctionne. La fin de la dictature du prolétariat est alors marquée par la privation des moyens de production ou, autrement dit, la déchéance des classes possédantes. L’objectif premier de la dictature est donc la déchéance des classes autres que le prolétariat :
« Ce socialisme est la déclaration de la révolution en permanence, la dictature de la classe du prolétariat comme point de transition nécessaire vers l’abolition des différences de classes tout court, vers l’abolition de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, vers l’abolition de toutes les relations qui correspondent à ces rapports de production, vers le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales. »
Fin de la Ligue des communistes, N°3 de la Neue Rheinische Zeitung, 4 juillet 1850, Paris, Gallimard La Pléiade, 1994p.567
La dictature du prolétariat a donc pour objectif deux bouleversements essentiels pour l’avènement de la nouvelle société communiste. Le premier, que nous allons analyser dans un premier temps, est un bouleversement sociologique de la société et le second, que nous allons étudier dans un deuxième temps, est un bouleversement psychologique. Nous appelons bouleversement sociologique la transformation, plus ou moins violente et radicale, de l’organisation sociale ainsi qu’économique qui en découle. Nous entendons par bouleversement psychologique la transformation tout aussi radicale, non seulement de la perception de chaque individu de sa propre existence mais aussi de la perception de ses relations avec les autres individus.
1 labica – Bensoussan, Dictionnaire Critique du Marxisme, PUF, Paris, 2001