La question précédemment établie pose un réel problème pour la compréhension du marxisme car il semble qu’il y ait une contraction dans la révolution communiste. En effet, Marx montre que le prolétariat fait la preuve de son caractère universel dans la pratique et surtout que ce caractère universel du prolétariat n’existe que dans la pratique. Or avant une révolution, les prolétaires ne réalisent aucun mouvement à caractère universel. Avant une révolution prolétarienne, il existe bien des conflits entre les différentes classes sociales mais seulement concernant certains prolétaires contre certains bourgeois, des particules de classe contre d’autres particules. Il existe des conflits ponctuels et isolés mais pas de conflit universel. Ce n’est que la révolution qui réalise, dans la pratique, un conflit universel car c’est l’ensemble du prolétariat qui se bat contre l’ensemble de la bourgeoisie. Par conséquent c’est seulement dans cette épreuve que le prolétariat fera la preuve de son universalité. Avant cela, il n’existe que des petits groupes particuliers puisque le caractère universel du prolétariat ne peut se déployer que dans la révolution ou plus exactement, nous savons que le prolétariat n’est universel que dans la révolution. Mais la question reste toujours entière : comment unir le prolétariat s’il n’a pas déjà un caractère universel ?
« C’est surtout dans les conditions traditionnelles, où il y eut toujours le règne d’une classe, où les conditions de vie d’un individu ont toujours coïncidé avec celle d’une classe, où la tâche pratique de toute classe montante devait donc apparaître à chacun de ses membres comme une tâche universelle et où, réellement, chaque classe ne pouvait renverser la précédente qu’en libérant les individus de toutes les classes de certaines entraves héritées du passé, c’est surtout dans ces circonstances qu’il était nécessaire de présenter la tâche des individus d’une classe aspirant à la domination comme la tâche humaine universelle. »
Idéologie Allemande, Conzile de Leibzig, Saint Max II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1982, p.1212
La première chose que réalise Marx dans ce passage est de replacer le contexte de son discours. Effectivement, ce qu’il nous dit ici n’est valable que pour le système des « conditions traditionnelles ». Ces conditions traditionnelles sont justement le système hiérarchique qui a lieu dans le système capitaliste mais qui avait déjà lieu dans beaucoup d’autres systèmes, comme la monarchique ou la démocratie Antique. Ce système hiérarchique est le système classique de classes sociales où chaque individu est enfermé dans une catégorie théorique en fonction de son mode d’existence. Le mode d’existence est, par définition, ce qui caractérise un individu selon ses possibilités sociales, politiques et économiques. Ainsi la classe du prolétariat est la classe théorique qui regroupe les individus qui n’ont pas d’autre choix que de vendre leur force de travail pour pouvoir vivre et qui reçoivent en échange juste assez pour survivre. Par exemple, la classe des esclaves dans la démocratie antique grecque regroupait : « celui ou celle qui de par sa naissance n’est pas de condition libre ou que la violence a mis sous la puissance absolue d’un maître. »1. Le fait que la violence l’ait mis sous le servage d’un maître ne signifie rien d’autre qu’il a été fait prisonnier pendant une guerre. S’il naît esclave c’est alors qu’il est le fils ou la fille d’une prisonnière de guerre. La création d’un mode d’existence est donc issue directement du système économique et social. Le second contexte de ce passage est le fait que chaque individu coïncide toujours avec une des classes théoriques. Il n’existe pas de personne exclue de ce classement théorique. Autrement dit, aucune personne ne possède un mode d’existence propre. Ceci car les classes théoriques sont construites à partir des modes d’existence et elles sont donc réalisées pour englober de large partie de la population. Par conséquent, tous les hommes rentrent dans des catégories sociales et tous les hommes d’une catégorie sociale partagent tous les mêmes intérêts politiques, sociaux et économiques. En effet, les classes sociales étant définies en fonction des modes d’existence des hommes, c'est-à-dire en fonction de leurs possibilités sociales, politiques et économiques, alors les hommes de ces classes partagent les mêmes intérêts puisqu’ils ont les mêmes possibilités.
A partir de ces circonstances, Marx déclare que « la tâche pratique de toute classe montante devait donc apparaître à chacun de ses membres comme une tâche universelle ». Effectivement, puisque tous les hommes d’une classe sociale précise ont le même mode de vie et si cette classe veut augmenter sa position hiérarchique, c'est-à-dire si tous les hommes de cette catégorie veulent améliorer leur mode d’existence, alors ils ont d’une tous le même intérêt et de deux ils ont tous le même chemin à suivre pour arriver à leurs fins. Ils ont donc tous la même tâche universelle. Mais ce qui importe le plus dans cette citation de Marx ce sont les termes « apparaître » et « comme » ce qui montre que, dans la pratique, ce n’est pas le cas (car dans le cas contraire il ne s’agirait pas d’une paraître mais d’un être) mais que, dans l’esprit de ces membres, cela doit l’être. En effet, dans la pratique, les hommes d’une même classe sociale ne partagent pas les mêmes intérêts directes car, d’une part comme je les déjà démontré, ces catégories théoriques englobent tous les hommes et donc elles doivent être le plus large possible. Ainsi, les hommes qui sont dans ces catégories ne partagent nécessairement pas les mêmes choses dans la vie car ils ne vivent pas tous selon exactement les mêmes circonstances. Par exemple les hommes qui travaillent sur un bateau de pêche ne vivent pas les mêmes choses que les hommes qui travaillent dans les usines. Ils n’ont donc pas, dans la pratique, les mêmes intérêts. D’autre part ils n’ont pas fatalement les mêmes intérêts car ils ne voient pas obligatoirement la vie de la même façon. Effectivement certains auront plus tendance à rejeter la faute de leur condition sur un tierce, d’autres à s’incriminer eux même, d’autres à accepter leur dessein et d’autres encore à vouloir se révolter contre cette hiérarchie et ceci n’est pas exhaustif. Ainsi dans la pratique, les hommes d’une même classe sociale n’ont pas les mêmes intérêts et ceci seulement d’un point de vue politique. Mais ce qui importe Marx ici est qu’ils acquièrent, dans leur esprit, la vision d’une tache commune et universelle. Les intérêts sur le mode d’existence d’une classe doivent apparaître comme une tâche universelle et c’est l’objectif pratique vers lequel chaque membre d’une classe sociale doit se tourner. Le prolétariat n’a pas acquis un caractère universel avant la révolution mais il doit travailler, dans la pratique, à ce que chaque prolétaire ait l’impression d’avoir ce caractère universel. Autrement dit, le travail des prolétaires est de s’unir autour d’une cause afin que chaque membre de la classe du prolétariat partage la même vision de l’évolution du prolétariat, c'est-à-dire que tous les membres aient une tâche universelle.
Ainsi, un peu plus loin dans la citation il affirme que : « c’est surtout dans ces circonstances qu’il était nécessaire de présenter la tâche des individus d’une classe aspirant à la domination comme la tâche humaine universelle. ». Encore une fois nous pouvons voir que Marx en appelle à une certaine manipulation de la masse comme on peut le voir par les termes « nécessaire de présenter […] comme […] ». Effectivement, « se présenter comme » montre bien le fait qu’on apparaît aux yeux des autres non pas comme on est mais plutôt comme on veut paraître. Le terme « se présenter » signifie paraître devant une ou plusieurs personnes et le terme « comme » montre que l’on identifie une chose à une autre chose qui est, par définition, différente. Par exemple : ce chat est comme un lion, or par définition « ce chat » n’est pas « un lion », mais il a juste certains caractéristiques qui pourraient faire penser, dans notre esprit, aux caractéristiques qu’un lion et ceci sans pour autant posséder les caractéristiques d’un lion. Marx a voulu signifier ici que la tâche des individus d’une classe n’est pas une tâche humaine universelle mais il faut le présenter comme si cela l’était. Marx répond alors clairement au problème que nous nous sommes posé précédemment. Le caractère universel du prolétariat ne peut s’acquérir que dans la révolution mais avant la révolution, il faut faire croire aux membres du prolétariat qu’ils ont une universalité, c'est-à-dire qu’ils ont la même tâche universelle. Marx se pose un véritable problème avec le terme de « tâche universelle » car il se refuse de tomber dans un discours herméneutique, c'est-à-dire dans un discourt qui visera à expliquer un but divin du prolétariat. Or c’est bien cela qui ressort du terme « tache universelle ». La tache universelle est par définition un objectif ultime que tous les hommes d’une même classe posséderaient. Cette idée fait référence à un « salut universel », c'est-à-dire la croyance religieuse que tout le monde sera sauvé par le seigneur. Ceci explique aussi pourquoi Marx prend la précaution de dire qu’il faut le « présenter comme » ou le faire « apparaître comme » et ainsi il évite la question délicate de la véracité d’une tâche universelle. Cette question est d’ailleurs pour Marx une fausse question car rappelons le : « la discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique. »2. Ici il s’agit de faire croire au prolétariat que leur tâche individuelle en tant qu’individu de la classe du prolétariat, est une tâche universelle. Le terme « scolastique » fait référence à la pratique philosophique du Moyen Age qui consiste à concilier la philosophie antique à la théologie du Moyen Age, c'est-à-dire deux choses qui n’ont pas de relation entre elle. La tâche universelle du prolétariat est purement scolastique, avant la révolution, car elle est isolée de toute pratique révolutionnaire. C’est pourquoi il ne peut s’agir que de faire croire. Mais maintenant que nous avons vu que le prolétariat pouvait parvenir à une union grâce à une croyance dans une tâche universelle, nous allons voir en quoi cette croyance universelle est nécessaire à la révolution.
« Toute nouvelle classe qui se substitue à une classe dominante avant elle se voit contrainte, ne serait-ce que pour parvenir à ses fins, de présenter son intérêt comme l’intérêt commun à tous les membres de la société, c'est-à-dire en terme d’idées – elle doit prêter à ses pensées la forme de l’universalité, les présenter comme seules raisonnables, les seules comme universellement valables ».
L’idéologie Allemande, Feuerbach, Paris Nathan, 2007, p.71
D’abord, une classe qui se substitue à une classe dominante est ce que nous pouvons appeler une classe « rebelle » car en se substituant, cette classe refuse l’autorité hiérarchique imposée par la classe dominante. En refusant cette autorité, elle n’a pas d’autre choix que de s’imposer face à la classe dominante. C’est en ce sens qu’elle devient une classe « rebelle » car elle refuse de se soumettre à l’autorité. Une classe sociale devient « rebelle » si les membres qui composent cette classe ne peuvent plus supporter les conditions imposées par la classe dominante. Ainsi la classe bourgeoise est devenue une classe « rebelle », contre la noblesse, lorsque les conditions imposées par la noblesse devenaient incompatibles avec le développement de leur classe. La classe bourgeoise a alors renversé la noblesse, comme nous l’avons vu précédemment. La classe du prolétariat est constamment en voie de devenir une classe « rebelle » car, comme nous l’avons vu dans la première partie, elle ne peut supporter les conditions que lui impose la classe bourgeoise. La misère et les diverses aliénations le poussent à refuser l’autorité de la classe dominante et donc il est poussé à devenir une classe « rebelle ». Le but de toute classe « rebelle » est, dans tous les cas, de renverser la classe dominante d’une part pour ne plus subir les anciennes conditions imposées et d’autre part pour devenir elle-même la nouvelle classe dominante. Dans cette perspective, elle doit alors présenter son intérêt propre comme étant l’intérêt général. En effet, en refusant la hiérarchie qui lui est imposée, la classe « rebelle » rentre dans une logique de lutte des classes qui oppose deux forces politiques. Cette opposition passe soit par la violence, soit par le vote démocratique (choix qui semble impossible, à cette époque, pour le prolétariat) mais dans les deux cas, chaque parti de l’opposition devrait rassembler le plus grand nombre de membres possible et donc chaque parti devra présenter son intérêt propre comme étant l’intérêt général. D’autre part, l’opposition passe par la violence lorsque la classe dominante refuse soit de prendre en compte la classe « rebelle » et ces revendications, soit de partager le pouvoir en prenant, au sein du pouvoir même, un ou plusieurs membres de la classe « rebelle ». Dans ce cas elle n’a pas d’autre choix que de s’imposer à la classe dominante puisqu’elle n’a aucun autre moyen d’être prise en compte. Les deux partis s’opposent alors par la violence et donc les deux parties doivent être les plus forts physiquement pour battre l’autre. La classe « rebelle », comme la classe dominante, doit alors rallier le plus de personnes possible à sa cause pour former l’armée la plus puissante possible et ceci dans le but de s’imposer l’un à l’autre dans une guerre civile. Ceci était particulièrement vrai au temps de Marx et dans les pays sous développé car l’évolution technique, au niveau armement, n’était pas aussi développée qu’actuellement. Les combattants de l’armée officielle et des rebelles se battaient quasiment à armes égales. De nos jours nous voyons très bien qu’une poignée de CRS ont raison de millier de manifestant et ceci sans employer les dernières ressources de la puissance armée d’un pays occidental. Dans le cas qu’un conflit armé entre les deux classes, la classe rebelle se doit de présenter son intérêt propre comme étant l’intérêt général car il faut qu’elle rallie à sa cause une véritable force militaire. D’autre part, l’opposition passe par le vote démocratique lorsque, inversement, la classe dominante prend en compte les revendications de la classe « rebelle » et décide de partager éventuellement le pouvoir avec les représentants de la classe « rebelle ». Dans ce cas, pour savoir quel poids possède la classe « rebelle » dans le pouvoir, il faut faire appel au vote démocratique. Ce vote est le moment historique où l’on demande aux membres de la société (membres désignés selon les conventions de la loi établie préalablement) leur volonté sur une question déterminée. Alors les parties qui s’opposent dans ce vote doivent recueillir le plus de voix possible et donc unir à sa cause le plus d’hommes possible. Autrement dit, chaque parti doit présenter son intérêt propre comme étant l’intérêt général. Par conséquent, selon n’importe quel système politique, la classe « rebelle » doit toujours présenter son intérêt propre comme étant l’intérêt général et ceci dans le but de s’imposer à la classe dominante et de devenir elle-même la classe dominante.
Présenter son intérêt propre comme étant l’intérêt général consiste alors à « prêter à ses pensées la forme de l’universalité, les présenter comme seules raisonnables, les seules comme universellement valables ». Or ceci signifie faire apparaître aux autres ces pensées comme pouvant s’appliquer à eux mêmes ou à les faire reconnaître par eux-mêmes comme étant utilisables. Il s’agit donc de convaincre autrui qu’il est concerné par les pensées de la classe « rebelle » et pour ce faire il faut montrer que ces dernières sont non seulement applicables mais aussi dans l’intérêt d’autrui. Effectivement, si autrui pense que de telles pensées sont bonne pour lui alors il va les suivre naturellement. Or, en rendant les pensées de la classe « rebelle » comme étant des pensées universelles, chaque homme va croire qu’elles sont bonnes pour lui et donc il va les suivre. Donc il est nécessaire à la classe « rebelle » de faire apparaître ces propres pensés comme étant universelles. Ensuite, la classe « rebelle » doit présenter ces idées comme étant les seules raisonnables car elle montre ainsi que ces idées sont les seules possibles. En effet, des idées raisonnables sont par définition des conceptions qui non seulement peuvent être appliquées mais qui sont aussi les meilleures à appliquer. Ainsi, en faisant paraître les pensées de la classe « rebelle » comme étant les seules judicieuses, tous les hommes raisonnable suivront ces idées car c’est ce qui paraître être le mieux à faire. Ainsi la classe « rebelle » rallie ainsi une large majorité de la population car ils voient que leur intérêt se retrouve dans les idées de cette classe. Pour ce faire, il faut développer, sans fin, ses propres idées et réfuter, sans cesse, les idées de la classe opposée. Enfin, il faut faire valoir ses idées comme les seules universellement valables car c’est ainsi que la classe « rebelle » montre que ses revendications ne sont pas seulement pour une poignés de privilégiés mais pour le bien de tous. Ainsi la majorité de la population, qui n’est pas privilégiée, se ralliera nécessairement à la cause de la classe « rebelle » car elle doit se retrouver dans cette classe. Pour réaliser cela, il faut alors démontrer que la classe dominante, qui est au pouvoir, n’agit que pour une poignée de privilégiés et il faut montrer pourquoi les idées de la classe rebelle favorisent l’ensemble de la population. Mais nous allons voir maintenant que ce qui semble facile en théorie relève de la quasi-impossibilité dans la pratique.
« On a fait au moins cinquante essais, et en ce moment même, on fait un nouvel essai de rassembler en une association unique tous les travailleurs de la seule Angleterre, qui qu sont des raisons très empiriques qui ont provoqué l’échec de tous ces projets ».
Idéologie Allemande, Concile de Leipzig Paris, Gallimard, La Pléiade, 1982, p.1173
Nous pouvons remarquer que Marx part d’un fait empirique : tous les essais de rassemblements des travailleurs aboutissent à des échecs. Lui, qui a élaboré et donc connaît le processus historique du développement du prolétariat en classe révolutionnaire, processus que nous allons analyser prochainement, ne parvient pas à créer l’union des prolétaires. Ceci a pour cause un fait qui est, selon les termes de Marx, « très empirique ». Voila ce fait énoncé ici par Engel :
« La concurrence est l’expression de la plus parfaite de la guerre de tous contre tous qui fait rage dans la société bourgeoise moderne. Cette guerre, guerre pour la vie, pour l’exitance, pour tout et qui peut donc, le cas échéant, une guerre à mort, met aux prises non seulement les différentes classes de la société, mais encore les différents membres de ces classes. […] Les travailleurs se font concurrence tout comme les bourgeois se font concurrence. »
La situation de la classe laborieuse en Angleterre, 18453
« C’est pourquoi il s’écoule bien du temps avant que ces individus puissent s’unir »
Commentaire de Marx, Idéologie Allemande, Feuerbach Paris Nathan, 2007 p.86
La concurrence est, comme je l’ai déjà évoqué, la compétition de plusieurs personnes poursuivant le même but. Mais ceci pas seulement dans un domaine sportif, comme pourrait le laisser penser le terme « compétition », mais dans tous les domaines de la société. Dans la société « bourgeoise moderne » la concurrence est envisagée comme la compétition des hommes entre eux pour départager les plus forts des plus faibles, les plus intéressants des plus banales, les plus intelligents des plus ignorants. Aussi bien d’un point de vue économique que politique ou social, la concurrence agit comme critère de sélection. La société capitaliste tend à conduire la société vers un état en libre concurrence et ceci car cette dernière est le stade ultime d’un développement parfait de la classe bourgeoise. Les meilleures entreprises faisant les bourgeois les plus riches, c'est-à-dire ceux qui ont le plus de pouvoir, la libre concurrence favorise toujours les bourgeois qui sont au pouvoir. En effet la concurrence permet aux meilleures, dans n’importe quel domaine, de s’imposer. Or rappelons-nous que, pendant la monarchie, les entreprises étaient privées de concurrence et donc les meilleures entreprises perdaient nécessairement des gains au profit des entreprises les moins bonnes. Le développement des entreprises était alors limité. Grâce à une société en constante concurrence, les meilleures entreprises peuvent se développer sans limites, si elles restent les meilleures. Mais ceci aboutit nécessairement à une guerre de tous contre tous car la compétition en règle générale inclus nécessairement un vainqueur et un ou plusieurs perdants. Mais si la compétition est dans tous les domaines alors les conséquences des défaites sont beaucoup plus graves que dans une simple joute sportive. En effet la défaite à une compétition qui opposerait deux entreprises conduit nécessairement l’entreprise perdante à la faillite, c'est-à-dire à un bourgeois et ses ouvriers sans source de revenu et donc sans ressource pour vivre. Cette concurrence aboutit alors à une véritable guerre dans mesure où la guerre est considérée comme un conflit où tout est mis en œuvre pour abattre l’autre afin d’être le meilleur. La compétition engendrée par la concurrence entraîne nécessairement une guerre entre les individus et une guerre d’autant plus violente si cette concurrence n’est pas encadrée par des règles strictes. Cette guerre est alors un affrontement de tous contre tous car le nombre de candidats n’est limité que par l’écrasement définitif d’un concurrent dans la compétition elle-même. Ainsi, c’est seulement lorsque Renault a écrasé Nissan que Nissan n’a plus fait partie de la compétition. De plus n’importe qui peut fabriquer des voitures à conditions de résister aux poids des concurrents. Donc non seulement la concurrence touche tous les domaines et ainsi touche chaque individu nécessairement, mais aussi elle ne limite pas, en théorie, un domaine à une catégorie d’individus. Selon les fondements du capitalisme basés sur les libertés individuelles, que nous avons vu dans la première partie, toute personne est libre d’entreprendre, selon les limites établies par la loi. Ceci est vrai seulement en théorie car dans la pratique, la création d’une entreprise est toujours limitée par des critères financiers, mais aussi intellectuels et surtout concurrentiels. Il s’est avéré en réalité impossible et très dangereux physiquement d’entrer en concurrence avec de grandes compagnies mondiales (voire l’histoire de la république bananière4).
Ensuite, cette guerre devient naturellement une guerre pour la vie et pour l’existence car, si un homme ou une entreprise n’est pas concurrentiel, c'est-à-dire n’est pas le meilleur choix, alors il n’a pas de moyen pour vivre, et donc il ne peut assurer son existence. Cette guerre est une guerre pour tout, comme le souligne Engel, car la concurrence devient le critère naturel de sélection. Il semble que celui qui s’impose devant la scène, même s’il n’a pas été choisi, a réussi à s’imposer car il était le meilleur. Mais devant la relative complexité des critères qui permettraient de déterminer un meilleur dans un domaine, la concurrence n’est qu’un seul élément qui ne permet pas un regard objectif (c'est-à-dire qui prendrait en compte tous les domaines). En effet la concurrence qui serait effective entre deux entreprises qui vendraient des boulons, par exemple, ne se réalise pas forcément sur la qualité du boulon ou sur le prix de revient du boulon mais peut aussi se juger juste sur la capacité que possède l’entreprise pour se fait connaître ou bien sur sa capacité à dégager une bonne image. Ainsi une entreprise qui fabrique les meilleurs boulons au prix le plus bas, n’est pas obligatoirement l’entreprise qui est la meilleure selon le critère de la concurrence. La concurrence ne détermine pas obligatoirement le meilleur en général mais le meilleur selon un critère bien précis. Ainsi cette guerre peut être une guerre à mort si, d’une part, il y a plus de demandes de travail que d’offres et que donc certains hommes ne sont jamais choisis car ils n’arrivent jamais à être les meilleurs. Ils n’ont alors aucuns moyens de vivre. D’autre part, si les enjeux sont très importants (comme c’est visiblement le cas) alors la concurrence peut pousser certains candidats à mettre à terre, de façon physique, leurs concurrents. Ainsi nous pourrions prendre le cas, entre autre, de l’empoissonnement du président d’Ukraine Lunchtchenko ou bien encore les diverses coups bas des politiques que la presse n’a de cesse de relayer. La concurrence est donc l’expression de la guerre, jusqu'à la mort, de tous contre tous et pour tout.
Enfin, cette guerre à mort met aux prises non seulement les différentes classes de la société, mais aussi les membres de ces différentes classes entre eux. En effet, dans un premier temps, les différentes classes sont en concurrence les unes avec les autres dans le cadre même de la lutte pour le pouvoir, dont nous n’avons eu de cesse de mettre à jour les différentes raisons. Mais aussi les membres de ces classes se font aussi concurrence entre eux. D’une part les bourgeois entre eux se font concurrence dans la mesure où les entreprises se sont développées à un point où elles ne peuvent plus se développer sans entraîner une perte de profit pour les autres entreprises du même secteur. Alors elles rentrent en concurrence les unes avec les autres. D’autre part, les prolétaires sont aussi en concurrence les uns avec les autres dans la mesure où il n’existe qu’un nombre limité de places pour le travail. Rappelons que le prolétaire est celui qui doit vendre sa force de travail pour vivre. Mais chaque entreprise n’a besoin qu’un nombre limité d’ouvriers, pour fonctionner. Si le nombre d’ouvriers est inférieur au nombre de places dans l’entreprise, alors il n’y a pas de concurrence entre les ouvriers. Mais si le nombre d’ouvriers est supérieur au nombre de places dans les entreprises, alors il y a une concurrence féroce entre les ouvriers. Concurrence qui a pour enjeux la survie, car s’ils ne vendent pas leur force de travail alors ils n’ont aucun moyen de vivre). Par conséquent, non seulement les ouvriers sont tentés d’offrir des concessions pour avoir un emploi (comme par exemple travailler plus pour un même salaire, ou bien la nuit, les jours fériés et les dimanches). Mais aussi les patrons des entreprises n’hésitent pas à faire jouer cette concurrence entre les ouvriers si jamais un ouvrier ne travaille pas assez vite ou bien encore si un ouvrier tente de propager des idées syndicales. De plus la concurrence, avec son lot d’animosité, peut aussi se développer entre des ouvriers de deux entreprises concurrentielles dans la mesure où si une entreprise réalise de moins en moins de bénéfice elle doit nécessairement se débarrasser d’une partie de ses ouvriers afin de produire moins de marchandises. Les ouvriers de ces entreprises voient alors partir au chômage une partie de leurs collègues tandis que d’autres ouvriers inconnus rentrent dans d’autres entreprises plus compétitives. La compétitivité mathématique entraine le sacrifice concret d’hommes et la désunion entre les prolétaires. Ces deux points expliquent alors le commentaire que fait Marx sur ce passage. Voyons maintenant ce qu’en dit Marx lui-même.
« Dans la réalité, les prolétaires ne parviennent à cette unité qu’au terme d’une longue évolution, où le fait de revendiquer leur droit joue aussi un rôle. Cette revendication n’est d’ailleurs qu’un moyen de les changer en « Ils » avec un grand I, d’en faire une masse révolutionnaire et unie. »
Idéologie Allemande, Concile de Leipzig , Gallimard, La Pléiade, 1982, p.1226
Dans un premier temps, Marx, nous affirme que les prolétaires parviennent à une unité seulement grâce à une longue évolution passant par la revendication de leur droit. En effet comme nous venons de le voir, l’unité du prolétariat semble, par la nature même du système capitaliste, impossible. Dans une société régie par la concurrence, les prolétaires sont poussés par cette dernière à être désunis. De faite, puisque celui qui écrase les autres par sa supériorité et qui ne fait pas de vague auprès de ses supérieurs à la possibilité de vivre, alors chaque prolétaire préfère rester seul et calme afin de pouvoir assurer son existence. Mais cette société bourgeoise, qui tient la contestation prolétarienne par le règne de ce qu’on pourrait résumer par le proverbe populaire « diviser pour mieux régner », est directement remise en cause par le fait tout aussi empirique que certains prolétaires n’ont pas peur de se révolter. Nous allons analyser ces faits prochainement. Le fait de revendiquer leur droit est la première étape vers une union du prolétariat. C’est en pratiquant ensemble, par des actions communes et ponctuelles, que les prolétaires prennent conscience de leur force dans la lutte des classes. Mais aussi elles montrent aux autres prolétaires septiques ou peureux que les ouvriers d’une usine ou les prolétaires d’un secteur peuvent faire plier la bourgeoise, du moins ponctuellement. Ces revendications diverses ont pour vertu de montrer aux prolétaires leur force possible, mais aussi d’unir les hommes dans la lutte à travers de possible amitié (nous verrons ce point plus tard). Autrement dit, les revendications des ouvriers viennent contrer les méfaits de la concurrence.
Dans un second temps, Marx dit ici clairement que ces revendications ne sont qu’un moyen pour faire du prolétariat une classe révolutionnaire et unie. Peu importe les résultats réels des revendications car le but même de ces revendications, qui vont être engendrées ensuite par les syndicats, ne sont pas dans l’essence même de ces revendications mais dans la conscience des ouvriers. Cette conscience est directement produite par les actions qui tournent autour de ces revendications. Les revendications ont donc un rôle de médiation entre les prolétaires et leurs unions mais l’objet de leurs revendications et leurs victoires n’ont aucune influence sur l’action d’union. Logiquement, nous pouvons même affirmer que les revendications qui se terminent par une victoire sont plus néfastes à l’union des prolétaires que ceux qui aboutissent à une défaite. En effet, les revendications sont l’action de réclamer ce dont on juge d’être privé et qui nous revient. Par conséquent beaucoup de victoires entraîneraient une compassion dans l’aliénation dans la mesure où le statut du prolétariat s’améliorerait nettement. Si leur statut est bon alors leur conscience de l’aliénation est de moins en moins nette. Par conséquent les revendications sont seulement un moyen en vue d’une autre fin car nous voyons que si les revendications sont trop efficaces alors le processus communiste est remis en question car le prolétariat se complairait dans l’aliénation.
1 Anonyme, Brésil. - situation financière, Revue des Deux Mondes, 1829, tome 1
2 Dernier Phrase de la thèse 2 des thèses sur Feuerbach, Paris, PUF, 1987
3 Idéologie Allemande, Feuerbach, Paris, Nathan, 2007 p.86
4 Mustapha Bougouba, Du capitaine Lamoricière à la République bananière, Publibook, Paris, 2009