« Si les auteurs socialistes assigne au prolétariat ce rôle historique […] c’est parce que, dans le prolétariat, l’homme s’est perdu lui-même, mais a acquis en même temps la conscience théorique de cette perte et, qui plus est, se voit contraint directement, par la misère désormais inéluctable, impossible à farder, absolument impérieuse – expression pratique de la nécessité – à se révolté contre cette inhumanité : c’est pour ces raisons que le prolétariat peut et doit se libérer lui-même. »
La Sainte Famille, Paris, Gallimard La Pléiade, 1982, p.460
Le système capitalisme aliène l’homme de 3 façons, comme nous venons de le voir, mais seul le prolétariat ne peut supporter sa condition d’aliéné car, comme nous l’avons vu, il est constamment anéanti par cette aliénation. C’est pour cette raison que tous les auteurs socialistes, avant Marx, ont désigné le prolétariat comme celui qui bouleversera le système bourgeois et ils ne se sont pas trompés selon Marx. D’abord, ils ne sont pas trompés car dans le prolétariat « l’homme s’est perdu lui-même ». Effectivement, comme nous l’avons vu précédemment, l’aliénation du travail touche profondément le prolétaire. Le travail qu’il effectue est dénaturé car il travaille sans objet, c'est-à-dire sans acquérir le fruit de son travail. Il a alors perdu ce qu’il le caractérisait en tant qu’homme car d’une part il travaille sans progresser techniquement (puisque l’objet de son travail ne lui appartient pas) et d’autre part car il travaille pour les mêmes raisons que « travaillent » les animaux : survivre. L’homme s’est alors complètement perdu dans le système capitaliste. Mais le prolétaire a pris conscience de cette perte car c’est lui qui la vit de plein fouet. Effectivement, comme nous l’avons vu, le travail est fui comme la peste lorsque celui-ci n’est pas nécessaire et ceci car l’homme ne se reconnaît pas dans son travail. Lorsque n’importe quel homme réalise quelque chose, il conçoit en lui une destiné pour cette chose, c'est-à-dire qu’il ne travaille jamais par hasard. C’est ainsi qu’il tire un bénéfice de son travail. Mais pour l’ouvrier, ce qu’il réalise n’a pas de but. Il réalise ce travail juste pour avoir de l’argent. Le travail est alors dénaturé pour le prolétaire car il n’a pas de but et c’est en ce sens que le prolétaire prend conscience qu’il s’est perdu. Il se rend nécessairement compte qu’il a perdu sa vie à travailler sans but. Que sa vie, elle-même n’a pas d’autre but que de survivre sans progresser. Mais plus précisément, il prend conscience qu’il a travaillé et qu’une tierce personne profite de l’objet de son travail.
Ensuite et surtout, il possède le rôle historique et nécessaire de révolutionner le capitalisme car il y est poussé par la misère. « Les prolétaire n’ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont a détruire tout ce qui, jusqu’ici était garanti et assurances de la propriété privée. »1. Le salaire du prolétaire est nécessairement le plus bas possible et ce « plus bas possible » est synonyme de ce qu’il lui faut pour survivre. Par conséquent, le prolétaire ne peut rien posséder de superflu. Et même si le prolétaire réussi à posséder quelque chose, cela ne peut être que très nettement inférieur à la possession moyenne des autres classes de la société. Par conséquent, le prolétaire n’a rien à sauvegarder dans ce système. La misère le pousse alors à révolutionner sa condition car il n’a rien à perdre dans une révolution. Bien entendu, nous pourrions penser qu’il a tout de même sa vie à perdre mais ceci est sans considérer le fait que sa vie est déjà perdue dans l’aliénation de sa condition d’homme. Ainsi la misère additionnée au fait d’être devenu un animal fait du prolétaire un être qui doit nécessairement se révolutionner. Sa condition ne peut pas être pire et la révolution est sa seule alternative. La condition misérable du prolétaire fait que le prolétaire doit nécessairement se révolter :
« Mais pour pouvoir opprimer une classe, il faut lui assurer des conditions au sein desquelles elle puisse au moins subvenir à son existence asservie […] L’ouvrier moderne au contraire, au lieu de s’élever avec le progrès de l’industrie moderne, tombe de plus en plus au dessous des conditions de sa propre classe. L’ouvrier se transforme en indigent et le paupérisme se développe encore plus vite que la population et la richesse. Cela révèle au grand jour que la bourgeoisie est incapable de demeurer plus longtemps la classe dominante de la société et de lui imposer comme règle impérative les conditions d’existence de sa classe.
[…]Elle est incapable de régner, car elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave même au sein de son esclavage, car elle est contrainte de la laisser déchoir à un point où elle doit le nourrir au lieu qu’il la nourrisse. La société ne peut vivre sous son régime, autrement dit l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec la société. »
Manifeste du Parti Communiste. Paris. Ed. GF Flammarion. Chap.1 p.88-89
D’abord, il est vrai que pour pouvoir opprimer une classe, tout comme pour pouvoir opprimer un homme, il faut lui assurer au moins le minimum pour qu’elle (ou qu’il) puisse vivre. D’abord car logiquement, dans la mesure où cette classe opprimée ne vit plus, il n’y a plus rien à opprimer, mais surtout car si la personne ou la classe n’a plus rien pour vivre, alors elle se révolte nécessairement par amour de la vie. Effectivement nous pouvons assurément affirmer que l’homme partage avec l’animal un certain amour de la vie. Chez l’animal, nous appelons cela l’instinct de survie. Les scientifiques ont remarqué empiriquement que n’importe quel animal faisait tout pour pouvoir vivre et ceci dans n’importe quelle condition. Il en va de même, dans une certaine mesure, chez l’homme. Cependant chez l’homme nous ne pouvons pas parler d’instinct car certains hommes préféraient mourir que vivre (et ceci pour des raisons plus ou moins diverses). Effectivement, comme le faisait déjà remarquer Aristote, chaque être vivant possède au moins le désir de vivre car sans cela il ne survivrait simplement pas du tout. Par conséquent, si l’opprimé n’a pas de quoi survivre de sa condition alors il se révoltera nécessairement, poussé par son amour de la vie.
Ensuite, dans le système capitaliste, le prolétaire n’a pas les moyens de vivre dans sa condition d’opprimé car plus la société progresse et plus il est enraciné dans sa condition. Il descend même en dessous des conditions de sa propre classe, lorsqu’il se paupérise. Dans un premier temps, le prolétaire ne progresse pas avec les progrès du capitalisme car, comme nous l’avons vu, il n’a pas accès au progrès. Les objets relevant d’un progrès ne sont pas pris en charge par son faible salaire. Effectivement, son salaire étant le plus bas possible, le prolétaire ne peut se payer que ce qui lui permet de vivre et par conséquent, il ne progresse pas avec les diverses innovations engendrées par le capitalisme. Cette situation entraîne une distance entre le prolétariat et les autres classes. Mais surtout, plus la société progresse est plus cette distance s’accentue de façon exponentielle et ce jusqu'à établir un sentiment d’injustice et de haine entre les classes, mais plus particulièrement du prolétaire envers les autres classes. Les diverses classes composant le peuple, vivent nécessairement les unes à coté des autres et par conséquent, ils ont tous un regard les uns sur les autres. Donc les prolétaires ont nécessairement conscience des distances qui s’établissent entre eux et les classes supérieures. Plus le prolétaire travaille au progrès de la société, plus il établie une distance entre les différentes classes et plus la distance est grande, plus les prolétaires en ont conscience car cette distance leur saute nécessairement aux yeux. Ainsi le prolétaire, bien que sa situation n’ait en réalité pas changé, a l’impression de régresser puisque les autres classes évoluent et pas lui. Le sentiment d’injustice est alors grandissant car le prolétariat prend conscience que ce n’est pas lui qui profite des fruits de son travail. La grogne monte alors au sein de la classe prolétaire et le conflit semble alors inévitable.
Dans un deuxième temps, le paupérisme se développe plus vite que la richesse. « Le paupérisme n’est que la situation du prolétariat ruiné, l’échelon le plus bas où descend le prolétaire désormais incapable de résister à la pression de la bourgeoisie, et où seul le prolétaire priver de toute énergie est un pauper ».2 Le pauper est donc une sous-classe du prolétariat dans laquelle l’ouvrier a perdu tout moyen de pression sur le bourgeois dans la mesure où ce dernier n’a plus besoin du prolétaire. Le pauper est alors la situation du prolétaire qui n’a plus d’emploi car il n’améliore plus le capital du bourgeois. Ainsi nous retrouvons une partie de la population qui ne peut même plus survivre et qui par conséquent n’a même plus peur de perdre son emploi. Le conflit est alors encore plus inévitable avec cette catégorie de la population qui se retrouvera systématiquement dans les diverses révoltes.
Enfin, le paupérisme se développe car « elle [la bourgeoisie] est contrainte de la laisser déchoir à un point où elle doit le nourrir au lieu qu’il la nourrisse ». La bourgeoisie se débarrasse du prolétaire qui tombe alors dans le paupérisme. La bourgeoisie est contrainte de laisser déchoir la classe du prolétariat car celui-ci empiète nécessairement sur les gains des entreprises bourgeoises. Effectivement, chaque entreprise a atteint obligatoirement un niveau de paroxysme où elle a conquis tous les marchés qu’elle pouvait envisager. Pour augmenter ses gains elle doit alors diminuer ses dépenses et sa dépense principale est le salaire des prolétaires. Elle diminue alors le salaire du prolétaire et le laisse ainsi « déchoir ». L’entreprise bourgeoise nourrissait plus le prolétaire que le contraire car le prolétaire ne faisait plus augmenter le capital de l’entreprise. Or, comme nous l’avons, il ne trouve du travail que s’il augmente le capital de la bourgeoisie. S’il ne l’augmente pas, il ne trouve pas de travail et s’il est une entrave à l’augmentation du capital, l’ouvrier est alors licencié. Cependant, nous devons remarquer que cette situation n’arrive que dans les moments de crise du capitalisme qui sont dues à la chute du taux de profit, que nous allons voir prochainement.
Le capitalisme est donc voué à l’échec car il ne peut pas subvenir aux besoins de la classe qu’il exploite, cette dernière est alors poussée nécessairement à la révolte, puis à la révolution. L’existence du capitalisme est mise en danger, comme l’était l’existence de la monarchie, car il n’est plus compatible avec la société qu’il a lui-même créée. La majorité de la population étant regroupée dans la catégorie qui doit travailler pour pouvoir vivre, si cette majorité n’a pas les moyens de survivre et même de progresser avec la société, alors elle renverse nécessairement le pouvoir.
Malgré le fait que le prolétariat soit poussé nécessairement à la révolte, il faut cependant avoir toujours à l’esprit que, comme nous l’avons déjà démontré : « Les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les circonstances »3. Tout reste alors à faire pour le prolétariat. Bien que les circonstances de la révolution soient favorables, la révolution ne peut se faire sans l’action des prolétaires. De plus ce sont les bourgeois eux-mêmes qui ont forgé les armes que les prolétaires porteront pour les abattre.
« Dans toutes ces luttes [ceux de la bourgeoisie] elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, d’avoir recours à son aide et de l’entraîner ainsi dans le mouvement politique. Elle procure donc elle-même au prolétariat les linéaments de sa propre culture, c'est-à-dire des armes contre elle-même. »
Manifeste du Parti Communiste. Paris. Ed. GF Flammarion. Chap.1 p.86
Il est un fait historique que la bourgeoisie a eu besoin du prolétaire dans sa lutte contre la féodalité. La bourgeoisie devait renverser le pouvoir rassemblé des rois d’Europe. Pour se faire, elle devait regrouper une armée beaucoup plus nombreuse que celle en face d’elle. Mais la bourgeoisie ne comportait en son sein qu’une infime partie de la population. Ainsi elle devait nécessairement mettre à contribution le prolétariat pour pouvoir faire face à l’armée du roi. C’est pourquoi le prolétariat fut engagé dans le processus révolutionnaire, aux cotés de la bourgeoisie. La bourgeoisie a alors donné aux prolétaires « les linéaments de sa propre culture ». Il faut comprendre par linéaments une simple ébauche de la culture révolutionnaire bourgeoise, c'est-à-dire seulement une vue d’ensemble. Ces linéaments sont les armes qui vont se retourner contre la bourgeoisie. Voici une partie ces armes :
« La bourgeoisie se rendait parfaitement compte que toutes les armes qu’elle avait forgées contre le féodalisme se retournaient contre elle-même, que les moyens culturels qu’elle avait produit se révoltaient contre sa propre civilisation, que tous les dieux qu’elle avait créés l’avaient abandonnée. Elle comprit que toutes les prétendues libertés bourgeoises et tous les prétendus organes de progrès attaquaient et menaçaient sa domination de classe à la fois dans ses fondements sociaux et à son sommet politique, et étaient, par conséquent, devenus « socialistes ». »
Le 18 Brunemaire de louis Bonaparte, Paris, Gallimard La Pléiade, 1994 Chap.4 p.480
Parmi les moyens culturels que la bourgeoisie avait mis à contribution dans son processus révolutionnaire, le principal pouvoir qui se retournera contre elle est la politique. Effectivement, la bourgeoisie a dû mettre en place une formidable organisation politique de regroupement de la population. Pour pouvoir convaincre le prolétariat de se rallier à sa cause, il a fallu d’abord organiser un parti, puis des petites sections de ce parti dans les différentes provinces et enfin aller faire de la propagande dans les différents milieux prolétariens. Une telle culture politique mise au profit du prolétariat peut lui permettre de réaliser une nouvelle révolution. Effectivement, une révolution est, par définition, un changement brusque de système politique qui se produit lorsqu’un groupe se révolte contre le pouvoir en place. Mais le pouvoir ayant de larges moyens pour se défendre, le groupe des révoltés doit être alors le plus grand possible. Or pour pouvoir former un groupe, il faut pouvoir rassembler les gens. La bourgeoisie a donné aux prolétaires les moyens et les techniques pour se rassembler et c’est en ce sens qu’elle a donné les armes qui se retourneront contre elle-même. Ensuite, le second moyen culturel produit par la société bourgeoise qui se retournera contre elle-même est le développement des moyens de communication et de transport. Effectivement là où la bourgeoisie a dû mettre des années pour rassembler des personnes pour une révolution, le prolétariat pourra l’accomplir beaucoup plus vite. Les différentes sections du parti du prolétariat peuvent se mettre en relation et se regrouper beaucoup plus rapidement. Les différents progrès techniques qui sont issus du développement de la bourgeoisie sont directement utilisés au profit d’une révolution prolétarienne. Le train permet de rassembler beaucoup plus de prolétaires des différentes régions et le téléphone et le courrier permet de s’organiser et donc d’agir beaucoup plus rapidement puisque les différents groupes sont toujours en communication. Mais nous pourrions aussi parler de la liberté de la presse, qui permet au parti du prolétariat d’organiser de vastes campagnes de propagande, ainsi que la liberté d’association, directement issue de la domination de la classe bourgeoise, qui permet aux différents ouvriers de s’organiser en divers groupes syndicaux. Par conséquent c’est la bourgeoisie, elle-même, qui a forgée les armés qui l’abattront. Nous aurons encore plus conscience de ce fait dans la prochaine partie sur le développement révolutionnaire du prolétariat.
Ainsi, les libertés bourgeoises et les progrès techniques qu’elle avait engendrés se retournent directement contre elle. Ce qui avait servi à faire une révolution contre le régime monarchique, peut maintenant être utilisé contre la classe bourgeoise. De plus, comme la bourgeoisie a dû former la classe prolétarienne à la révolution, contre la monarchie, cette derrière connaît alors parfaitement le processus révolutionnaire à suivre contre le classe bourgeoise. Nous devons cependant faire remarquer que Marx écrit ceci juste après les diverses révolutions bourgeoises et il pense sincèrement que le prolétariat à la maturité nécessaire pour renverser le pouvoir dans tous les pays d’Europe. Pour une réflexion plus contemporaine, il faut bannir l’argument sur la « formation » révolutionnaire par la bourgeoisie sans pour autant nier que les progrès culturels qu’elle a engendrés peuvent se retourner contre elle. De plus nous devons remarquer que la révolution se déclenche toujours par un élément favorable à elle. Cet élément est nécessairement le moment où la classe dominante est le plus faible possible, c'est-à-dire pendant les crises économiques. Ces crises sont dues à une seule et même cause selon Marx : La chute du taux de profit
1 Manifeste du Parti Communiste. Paris. Ed. GF Flammarion. Chap.1 p.87
2 Idéologie Allemande, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1982, concile de Leipzip, p.1171
3 Idéologie Allemande, Paris Nathan, 2007, Feuerbach p.64